Rencontre avec
Monsieur Opron
Cet entretien date du mois de décembre 2020.
Monsieur Opron vient de nous quitter, ce 29 mars 2021.
Toutes nos affectueuses pensées vont à Madame Opron et ses proches.
Il est du design automobile comme des œuvres artistiques : on retrouve des éléments distinctifs qui caractérisent son créateur. Si on reconnaît la patte d’un Picasso, Matisse ou Léger, pourquoi pas dans le domaine automobile ? C’est ce que j’ai découvert il y a quelques années. J’ai toujours aimé les Citroën. Et plus particulièrement les « vraies » Citroën, celles d’avant le rachat de Citroën par Peugeot en 1975. La DS bien sûr, mais aussi la CX, la SM. Mais j’aime aussi quelques Renault, comme la R25 (j’ai eu une GTX) et j’ai failli acheter la Fuego d’un oncle. Ces voitures, apparemment différentes, de marques différentes, ont toujours eu pour moi un je-ne-sais-quoi de fédérateur. Et un jour, j'ai découvert qu'elles ont un dénominateur commun, leur créateur : Robert Opron. Si je vous dis Pininfarina, Giugiaro, Touring, Zagato, vous devez connaître. Mais qui connaît Opron ? Robert Opron est pourtant un des plus grands designers automobiles français. Les français ont circulé dans des millions de ses créations. Nominé en 1999 parmi les meilleurs designers automobile du XXè siècle, Robert Opron a obtenu le Lifetime Achievement Award de Cars Design New en 2016. Ayant constaté qu’une seule et même personne avait créé ou retravaillé les voitures citées plus haut, je rêvais de rencontrer ce créateur. Et le destin m’y a aidé ! Je me trouvais en région Parisienne juste avant Noël 2020, chez un oncle et une tante. Et j’ai découvert que Monsieur Opron habitait à… six kilomètres de chez eux ! Je ne pouvais pas laisser passer une telle chance. J’ai téléphoné. Madame et Monsieur Opron m’ont gentillement invité à prendre un café. Noël avant l’heure ! J’avais la tête pleine de questions depuis longtemps. J’allais enfin avoir mes réponses. Les époux Opron vivent dans une maison dessinée par un élève de Le Corbusier. On ne pouvait pas se tromper. Une maison originale, aux larges volumes, où des éléments de béton, assez discrets mais caractéristiques, le disputent à une sensation de quiétude. Il ne s’agissait pas de procéder à une interview académique, dans les règles de l’art, posée et complète. Des vrais journalistes l’ont fait et très bien fait. Je voulais simplement vivre une discussion à bâtons rompus, entre un créateur génial et un passionné. Son parcours professionnel fut riche. Imaginez donc ! A peu près chronologiquement : Société Nationale de Constructions Aéronautiques du Nord (Nord Aviation) ; Simca ; Arthur Martin (et oui, pour du mobilier, éléments de salles de bains et appareils électroménagers) ; Citroën ; Renault ; Fiat. Puis il crée une structure de recherche où il dessine les premières études des Alfa Roméo RZ et SZ de Zagato. Enfin, en 1992, il devient consultant en créant une agence de style. Aujourd’hui âgée de 88 ans, malgré quelques problèmes de santé, il jouit d’une retraite bien méritée. Fait probablement unique, il a créé trois voitures présidentielles (Chambord 1958 pour De Gaulle, DS de 1968 et la SM de 1972 pour Pompidou, Mitterrand et Chirac) et trois autres de ses voitures se sont vues décerner le titre de voitures européennes : la Citroën GS en 1971 (et la SM était troisième la même année !), la CX en 1975 et la Renault 9 en 1982. Je lui montre une photo du tableau de bord du Noratlas. Robert Opron : « Oui, c’est vrai, j’ai travaillé sur la conception du cockpit du Noratlas. J’avais un copain pilote de guerre, Lorfeuvre, pilote de bombardier. Le Noratlas est un avion difficile à piloter, dangereux. Pourquoi ? Il a un double fuselage, élastique -il se vrille pendant le vol- et les commandes sont indécises ! » « Il n’y a aucune précision dans le pilotage d’un Noratlas. Il faut anticiper les mouvements naturels de l’élasticité des empennages et mon ami Lorfeuvre était un spécialiste du pilotage du Noratlas. En fait il y en avait peu, de ces pilotes. Ils se sont tous crashés ! » En 1958, il entre chez Simca. Avec la Fulgur, un nom digne des premiers épisodes de Goldorak, Robert Opron signe pourtant un coup de génie : ce qu’on peut considérer comme le premier concept-car français. Ce concept est né d’un appel du journal de Tintin : « Imaginez la voiture de l’an 2000 ! » Simca Fulgur 1958
Ce véhicule va voyager à travers le monde (salon de Genève en 1959, salon de New-York en 1960, puis le Chicago Auto Show en 1961). On perd sa trace depuis. Peut-être est-il au fond d’un garage, d’une grange ? Avis aux chercheurs de trésors ! Alexandre Tornel : « Quelle fut votre réaction quand vous avez vu votre concept car devenir réalité ? » RO : « Pas de réaction particulière car j’ai suivi le travail de construction en permanence. J’ai vu son évolution. Je ne pouvais donc pas être surpris, ou choqué. » AT : « Une question que beaucoup de personnes se posent : ce concept car était-il équipé d’un moteur ? » RO : « Non. Il avait juste les roues qui nous permettait de le déplacer. » Nous découvrons sur son bureau de dessinateur, dans son atelier, une photo d’un concept dessiné chez Simca en 58/59. RO : « Oui, c’est un concept que j’ai dessiné chez Simca, à l’époque. Il n’a pas aboutit. » Mais il a bien inspiré la ligne de la Simca 1100 sortie 10 ans plus tard, en 1969 ! C’est flagrant ! Robert Opron est un mélomane. Il aime Bach. C’est sa femme Geneviève qui lui a fait découvrir et aimer Bach. Geneviève Opron raconte : « Avant sa tuberculose, dans sa jeunesse, Robert Opron jouait de la trompette. Puis il a joué de la contrebasse. Avec des amis -certains venaient du Conservatoire, d’autres étaient de simples passionnés- nous avons monté un orchestre : « Eddy Cocktail ». C’était tout nouveau. C’était l’après guerre. Vous savez, il n’y avait pas la télévision. On vivait dans un bourg, Villers-Bretonneux, il n’y avait pas de cinéma. Robert avait fait un décor d’orchestre avec du plâtre et du carton. Il avait dessiné et fabriqué les pupitres. Il les avait peint. Le décor était fluorescent. Cela brillait avec la lumière. C’était entre 50 et 53. » Robert,
à l’extrême gauche, Geneviève
à l’extrême droite de la
photo.
AT : « La musique vous inspire-t-elle ? Quand vous posez votre crayon sur le papier, avez-vous des images, des sons qui vous viennent à l’esprit ? » RO : « Non. Je pars de rien. Non, je ne pense pas qu’il y ait, chez moi, une inspiration entre la musique et le dessin. C’est comme l’écriture automatique. C’est un geste automatique. Les lignes viennent comme çà. » AT : « Peut-on dire qu’il existe des lignes féminines ou masculines ? Ou est-ce un a priori, lié à chaque individu ? » RO : « Pour moi, un véhicule masculin, c’est un camion. Mais il y a de très beaux camions. Il y avait l’énorme camion Berliet au salon Rétromobile 2020 (ndr le T100), avec des roues de 2 m de diamètre. Quelle beauté ! Ca, pour moi, c’est masculin. C’est très curieux parce que c’était une femme qui l’avait amené au salon en le pilotant. Une petite femme, très sympa. Et là j’ai pensé que la féminité pouvait intervenir dans ce qui était pour moi le symbole de la masculinité. » AT : « Et quand vous concevez un véhicule, il n’y a donc pas d’appriori. » RO : « Non. Comme je vous le disais, c’est un geste automatique. Aujourd’hui, je ne dessine plus, mais si je le faisais, ce serait encore comme cela. » ATi : « En 1962, Geneviève, votre épouse, découvre une petite annonce rédigée ainsi : » RO (reprenant de mémoire le texte) : « Important groupe industriel recherche un créateur de formes. Je me suis dit : Ca c’est Citroën. Cela ne peut être que Citroën. Parce mon idée était de rentrer chez Citroën. » AT : « Vous sentiez qu’il y avait une liberté de mouvement, d’action et de décision dans cette entreprise et je comprends que cela devait être séduisant pour un créateur de formes. » RO : « Et là, j’ai eu la chance de connaître Bertoni. » AT : « On raconte toujours cette rencontre assez particulière. Il aurait jeté vos dessins au sol pour les examiner avec sa canne ? » RO : « Non. C’est faux. Flaminio Bertoni était maladroit sur ses jambes. Il marchait avec une canne. La légende selon laquelle il aurait jeté au sol mes dessins lors de notre première rencontre n’est pas vraie. C’est une mauvaise interprétation de ce que j’ai dit. Les dessins sont tombés. C’est une maladresse, tout simplement. Monsieur Bertoni montrait les dessins au sol avec sa canne. Il est devenu un ami. Nous n’avons jamais eu de vrais conflits l’un avec l’autre. Il pouvait avoir du caractère, mais nous nous entendions très bien et nous nous parlions régulièrement lors de nos temps libres et il y avait un respect réciproque. » Robert Opron travaillait avec Flaminio Bertoni et pouvait exposer ses propres concepts. Il considérait cette période comme une époque formidable. Ces créateurs avaient la liberté de concevoir des formes très libres. Bertoni était très sensible et maîtrisait parfaitement ses choix. Robert Opron considère Bertoni comme son maître. RO : « Je me souviens d’une discussion que j’avais eue avec Bertoni. Il avait une sorte de définition des lignes esthétiques. Il disait qu’une oeuvre est classique quand on ne peut plus rien retirer et qu’une œuvre est baroque quand on ne peut plus rien ajouter. » Bertoni
au modelage d'un coupé Traction
Bertoni interprétait les idées par le volume, la sculpture. Il se réservait donc la sculpture des maquettes, en plâtre. Opron, lui, se réservait la partie conception par le dessin. Etude d'Opron
pour le nouvel avant de la DS
RO : « Je me souviens qu’un martiniquais, qu’il appelait Doudou, préparait le plâtre. On entendait souvent Bertoni dire « Doudou, une auge de plâtre ! ». AT : « Quand Bertoni parlait, avait-il un accent ? » RO : « Je n’ai aucun souvenir d’accent chez Bertoni. » Bertoni est mort brutalement en 1964 à l’âge de 61 ans. Robert Opron fut très marqué. Il n’était pas question pour lui qu’il remplace Bertoni. C’était son maître. Il estimait qu’il n’avait pas passé assez de temps avec lui. RO : «Je n’étais pas à l’école de Bertoni depuis assez longtemps ! » AT : « Qu’est ce qui vous a poussé à dire oui finalement ? » RO : « Je n’avais pas le choix. Les patrons de l’époque m’ont poussé à prendre ce poste. En définitive, pour continuer le travail de Bertoni, j’ai pris la suite. Le patron des études s’appelait Cadelou. Et c’est lui qui m’a demandé de remplacer Bertoni. Je n’ai pas osé lui dire non. Au fond de moi, je me sentais capable en définitive de prendre ce poste. » AT : « Sacrée responsabilité, sacrée charge. Et puis jeune ! 30 ans . » RO : « Sans compter les jaloux et les bâtons dans les roues. Comme partout… » AT : « Quel est le véhicule, que vous avez créé, dont vous êtes le plus fier ? » RO : « Premièrement, je n’ai jamais été fier de quoi que ce soit. Deuxièmement, le véhicule qui m’a donné le plus de soucis, ou de difficultés était peut être la CX. C’est la technologie qui me posait problème. Elle passait souvent à la soufflerie. On s’en était faite une à Saint Cyr, avec l’ingénieur Delassus. Le
profil pur de la première CX. Pas de baguettes
latérales. Robert
Opron n’aime pas les baguettes.
Je lui montre quelques photographies des évolutions des prototypes de CX. Parmi elle, il y a un tableau de bord. La fameuse lunule. RO : « Ah ! La lunule d’Harmand. Ce premier projet était superbe. Je l’aimais bien Harmand. Un gars bien, qui travaillait bien et qui avait l’esprit assez moderne. » AT : « La vitre arrière de la CX est très inclinée. Mais pourquoi est-elle aussi concave ? » RO : « Question de vision vers l'arrière. Il y a un point bas sur la lunette arrière qui favorise la vision, sans la déformer, et les 2 charnières aux extrémités du coffre pour permettre l’ouverture plus facile de la malle, elle aussi, concave. Oui, nous avons rencontrés des difficultés lors de la conception de la CX. Notamment les vitres latérales qui devaient être galbées. Il y avait un galbe différent par modèle que nous avions créé. Saint Gobain qui devait fournir les vitres, refusa souvent. C’était complexe pour eux. Car, lors de la production du verre, il y a un « flot » de verre fondu de 5 mètres de large avec un certain galbe, selon un rayon donné. Il y avait des blocages techniques (et humains) tout le temps. Mais nous y sommes arrivés ! » Robert
Opron et une modélisation de la GS
AT : « Vous êtes le créateur de la Renault 9. Vous avez été le designer de véhicules aux lignes audacieuses et intemporelles, (la SM et la CX restent intemporelles) et la R9 a une ligne très simple, voire ordinaire, qui fait une synthèse des éléments basiques que l’on retrouve dans toutes les voitures. » RO : « Ce dessin correspondait à une demande particulière du président de l’époque, et je ne devais pas être d’accord ! » (sourire) AT : « Cela me rassure, quelque part ! » (Mr Opron sourit à nouveau) Geneviève Opron : « D’ailleurs, il n’en parle jamais ! » RO : « Je me rappelle d’une phrase de Bernard Hanon (ndr : pdg de Renault en 1982) : il faut aussi plaire à tout le monde. Mais on ne peut pas faire du consensuel et avoir de l’audace stylistique (exemple : la Fuego en 1980). Oui, il y a eu de la bagarre à cette époque, entre le président et moi. Il fallait sortir de la banalité des produits sans âmes. Mais bon, il fallait plaire à tout le monde… Si on n’amène pas de nouveautés, on reste dans des concepts fades et malheureusement le public s’habitue à des idées sans âmes. » Marc Deschamps, alors designer chez Renault sous l'autorité de Robert Opron, trace les premiers croquis de la Renault 5 Turbo en 1976. Renault
5 Turbo
Puis, la création d'un prototype est confiée à la maison Bertone et, plus précisément, au designer Marcello Gandini. Opron a appelé Gandini pour travailler pour Renault, en tant que créateur privé. RO : « Gandini était un gars bien. Il avait une culture de l’automobile et était très doué pour la mécanique. » (Marcello Gandini est le père de la Lamborghini Miura et de l’Alfa Romeo 33 Carabo ) Je lui montre des photographies de la période Renault, avec l’Alpine A310 et l’Espace. RO : « On a finalisé la ligne de l’Espace. Mais le concept vient de Philippe Guédon. Il en est le designer. » Renault
Espace, première génération en 1984
En
1976, le dessin de l’Alpine A310 est retravaillé
par Robert Opron.
En 1985, Bernard Hanon, PDG de Renault depuis 1981, quitte l’entreprise. C'est une déception pour Robert Opron qui, malgré tout, s'entendait bien avec lui. En 1986, Robert Opron quitte Renault à son tour et crée une agence de design. Il intègre le groupe Fiat au poste du Directeur du design et dessinera les premières études qui donneront naissance à l’Alfa SZ, «il monstro », de Zagato. Rare,
atypique,
brutale et presque introuvable (1036 coupés)
Il a élaboré des projets pour Philippe Ligier. Il a notamment dessiné la Ligier Due, apparue au Mondial de l’automobile en 1998. Puis Philippe Ligier l’a trahi. En effet, Robert Opron conçoit aussi un autre prototype, la Dragon Fly. La
Dragon Fly d’Opron
Mais curieusement, Philippe Ligier ne fait aucun retour à Robert Opron. Et pour cause ! Le modèle fut présenté au salon de l’automobile en 2000, peint en rose (!), comme étant une création de Giugiaro ! La
Be Up (ici en jaune) de Giugiaro
Giugiaro avait repris l’idée, en y ajoutant sa patte. RO : « Pour des questions commerciales et donc financières -m’a dit Giugiaro-, Ligier avait choisi de coller le nom de Giugiaro à sa voiture plutôt que le mien. Giugiaro étant plus connu, il avait manœuvré de telle sorte, afin d’attirer la clientèle. C’était du vol. On a fait un procès contre Ligier et on a gagné. » Je remarque une superbe maquette en bois, ce qui semble être une étude en 3D. RO : « C’est une étude pour le remplacement de la DS. Elle avait beaucoup plu à Pierre Bercot (ndr Président de Citroën de 1958 à 1970). Elle était laquée noir, à l’époque. » Plus loin, je découvre des avions accrochés au plafond de son ancien bureau de design. Ce sont des maquettes dont on ne voit que leurs structures. Et cela devient logique pour moi. En effet, ces sortes d’écorchés me rappellent les « mascheroni » en bois qui servaient à former les tôles des carrosseries des prototypes de sportives italiennes. Je resterais des heures à discuter avec eux, mais c’est déjà la fin de l’après-midi. Je remercie Madame et Monsieur Opron pour leur accueil et leur gentillesse. Un merveilleux moment pour moi, passionné par l’automobile et l’histoire du design. Le plaisir d’avoir pu côtoyer, pendant quelques heures, un personnage important de l’Histoire de l’automobile française. Un personnage, à mes yeux, trop méconnu, trop discret. Mais comme l’a écrit Stéphane Agnini, « C’est dans la discrétion que s’opèrent les actions les plus concluantes ». Alexandre Tornel Décembre 2020 |